81.

Tôt le dimanche matin, David Hudson arpentait les couloirs faiblement éclairés du gigantesque hôpital pour anciens combattants du Queens. Le foyer des valeureux, pensa-t-il amèrement.

L’hôpital faisait l’angle de Linden Boulevard et de la 179e Rue C’était un complexe de briques rouges lugubre, qui n’attirait pas l’attention. Onze ans auparavant, Hudson y avait été suivi en consultation externe, à l’instar de dizaines de milliers d’hommes dépendant après la guerre des établissements hospitaliers gérés par le Bureau des anciens combattants.

Tandis qu’il s’enfonçait plus avant dans les profondeurs de l’hôpital, ses pas résonnaient comme dans un gymnase désert.

Des voix lui parvenaient en bourdonnant mais il ne voyait personne. Des fantômes, songea-t-il. Des voix venues d’une autre dimension et s’efforçant de se faire entendre. Des voix qui parlaient de souffrance inhumaine et de folie.

Il tourna à l’angle d’un couloir et tomba subitement sur un groupe de vétérans. Décharnés pour la plupart, mais certains d’entre ceux monstrueusement gras. L’odeur flottant dans l’air stagnant et confiné prenait à la gorge : un mélange de désinfectant industriel d’urine et d’excréments. Un sapin de Noël synthétique clignotait convulsivement, appuyé contre un mur.

Au moins la moitié des patients semblaient avoir de minuscules radios en métal collées autour de la tête, comme des compresses froides. Un hussard noir vêtu d’un caleçon long à fines rayures, déchiré, dansait le disco près d’un amputé qui semblait avoir été jeté plutôt que posé dans son fauteuil roulant. Hudson remarqua des membres brisés, difformes, sanglés dans des appareils orthopédiques en acier et en cuir.

Il éprouvait une telle rage à présent, une telle haine pour tout ce qui était américain, pour ce pays qu’il avait autrefois adoré, auquel il s’était offert, corps et âme.

Il n’y avait pas le moindre personnel soignant en vue.

David Hudson continua son chemin – d’un pas plus rapide.

Il emprunta un couloir jaune vif, d’une gaieté factice.

Il se souvenait du cadre avec précision, maintenant. Il se sentit en proie à une fureur quasi incontrôlable.

À l’automne 1973, il avait été admis dans cet établissement, officiellement pour y subir des tests et une expertise psychiatrique. Un médecin arrogant l’avait entretenu deux fois de son affliction, de la regrettable amputation de son bras. Le médecin militaire avait également montré de l’intérêt pour son expérience de prisonnier de guerre. Avait-il vraiment tué le commandant du camp vietcong quand il s’était échappé ? Oui, lui avait assuré Hudson. Son évasion était du reste ce qui avait attiré l’attention des renseignements de l’armée sur son cas. On l’avait mis à l’épreuve au Vietnam, puis on l’avait envoyé à Fort Bragg pour une formation plus poussée… Aucun des deux entretiens n’avait dépassé cinquante minutes. Hudson avait ensuite dû remplir d’interminables questionnaires et formulaires numérotés. On lui avait attribué un travailleur social du Bureau des anciens combattants, un homme obèse qui avait une tache de naissance sur la joue et qu’il n’avait jamais revu après leur première entrevue d’une demi-heure.

Le couloir jaune aboutissait à une porte vitrée à deux battants qui donnait sur l’extérieur. À travers les portes, Hudson aperçut des pelouses séparées de la rue par des palissades.

Il savait que les palissades ne visaient pas à empêcher les vétérans de sortir. Elles avaient été érigées afin d’empêcher les gens à l’extérieur de l’hôpital de voir ce qui se trouvait à l’intérieur : l’affreuse et terrifiante déchéance des anciens combattants de leur pays.

David Hudson poussa brutalement les portes vitrées d’un coup d’épaule. Il fut instantanément assailli par le froid mordant de l’hiver et par une humidité pénétrante.

Juste derrière le bâtiment principal de l’hôpital, une pelouse en pente couverte de givre descendait jusqu’à des arbustes rabougris. Hudson la traversa promptement. Concentre-toi, se somma-t-il. Nepense à rien d’autre qu’au présent. À rien d’autre qu’à ce qui se passe maintenant.

Deux hommes émergèrent soudain de derrière une rangée de sapins couverts de neige.

L’un des deux hommes avait la prestance sérieuse d’un diplomate des Nations unies. Quant à l’autre, il avait tout d’une petite frappe ordinaire, au visage endurci et inexpressif.

L’individu à l’allure imposante prit la parole le premier :

— Vous auriez tout aussi bien pu choisir l’Oak Bar du Plaza. Cela aurait été incontestablement plus pratique. Colonel Hudson, je présume ?… Je suis Monserrat.

L’homme parlait anglais avec un accent. Il était peut-être français ?… Ou suisse ?… Monserrat.

Hudson le gratifia d’un sourire sans joie, découvrant des dents légèrement écartées. Chacun de ses sens se réveillait, à présent.

— La prochaine fois que nous nous verrons, vous pourrez choisir un point de rendez-vous à votre convenance. Sous la pendule du Biltmore Hôtel ? La terrasse panoramique de l’Empire State Building ? À l’endroit qui vous plaira.

— Je saurai m’en souvenir. Vous avez une proposition à me soumettre, colonel ? Le reliquat des titres de Green Band ? Cela représente un montant considérable, j’imagine ?

Hudson plissa légèrement les yeux. Aucune émotion ne transparaissait dans son regard, qui ne trahissait pas davantage la rage qui bouillonnait en lui.

— Considérable, en effet. Plus de quatre milliards de dollars. Largement de quoi déclencher un incident sans précédent sur le plan international. C’est à vous de voir.

— Si je peux me permettre, qu’attendez-vous de nous ? Quelle compensation requérez-vous pour vous-même, colonel ?

— Beaucoup moins que vous ne le pensez. Le dépôt de cent cinquante millions sur un compte numéroté et protégé. La garantie que le GRU ne traquera pas mes hommes après cela. La fin de Green Band, en ce qui vous concerne.

— C’est tout ? Je crois être en mesure d’accepter…

— Ce n’est pas tout. J’avais autre chose en tête… Voyez-vous, je souhaiterais que vous détruisiez le lamentable mode de vie américain. Vous et moi haïssons le système américain – ou, tout du moins, ce qu’il est devenu. Nous désirons tous deux le réduire en cendres, pour purifier le monde. Nous avons été formés pour accomplir cette mission.

Le terroriste plongea son regard dans celui du colonel Hudson. Les paroles apocalyptiques de ce dernier restèrent en suspens dans l’air glacial. Puis Monserrat sourit. Il comprenait parfaitement Hudson, à présent.

— Je suppose que vous envisagez de conclure cette transaction rapidement ? L’échange ?…

Hudson jeta un coup d’œil à sa montre, faisant mine de vérifier l’heure. Il la connaissait avec précision.

— Il est dix heures et demie. Dans six heures, messieurs.

Monserrat hésita, en proie à un moment d’indécision et de doute, inhabituel de sa part mais éphémère.

— Très bien. Nous serons prêts. Est-ce tout ?

Debout à côté des deux hommes, Hudson parut avoir une intuition soudaine. Il inclina lentement la tête à un angle bizarre. Un sourire finit par se dessiner sur ses lèvres, plein de charme, réminiscence de son charisme de l’époque de West Point.

— Une dernière chose. Un problème primordial dont il nous faut discuter maintenant.

— Et de quoi s’agit-il donc, colonel Hudson ?

— J’ai conscience que personne n’est censé connaître votre identité. C’est la principale raison pour laquelle je voulais avoir affaire à vous personnellement. C’est pour cela que j’ai insisté sur ce point, au cas où vous seriez celui qui recouvrerait la majeure partie des actions. Là, vous me voyez, et moi je vous vois… À un détail près…

— Lequel ?

— La prochaine fois, je veux voir le vrai François Monserrat. S’il ne se déplace pas en personne, l’échange ne se fera pas.

Sur ces mots, David Hudson tourna les talons. Il regagna l’hôpital à grandes enjambées et disparut à l’intérieur du bâtiment principal.

Sa vengeance, une odyssée de quinze ans, était presque achevée. L’heure de vérité ultime approchait.

La tromperie ! Telle que personne ne l’avait jamais pratiquée dans le passé. Pas depuis la guerre, en tout cas…

Ils lui avaient si bien appris à détruire, si remarquablement bien…

Vendredi Noir
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